Sans délaisser Jean Van Hamme et Thorgal, Rosinski a publié, chez Dargaud, le quatrième volume de La Complainte des landes perdues écrit par Jean Dufaux. Un album particulièrement important car il conclut une poignante histoire d’amour et de magie noire…
Cette Complainte, Jean Dufaux l’a composée sur mesure pour vous. Cela impliquait-il le respect de certaines règles ?
En ce qui me concerne, il n’y a qu’une seule règle, celle de bien me connaître et d’aller au-devant de mes désirs. Lorsque Jean Dufaux a composé cette Complainte à mon intention, il me connaissait déjà depuis près de dix ans. Il savait à quel genre d’ambiance vont mes préférences, il savait que j’aime les fictions qui ne s’inscrivent pas dans le courant d’une mode et qui ne collent pas aux réalités socio-politiques de notre époque… Il savait exactement ce que je souhaitais ! Quand Dargaud m’a soumis le projet, j’ignorais qu’il en était l’auteur, mais l’histoire s’intégrait si bien à mon imaginaire que j’ai accepté de le mettre en images. En fait, ce que je recherchais surtout à moment-là, c’était un récit qui me distraie de ceux que je dessine habituellement et qui me permette d’expérimenter de nouvelles techniques. Parce que j’avais donné mon accord et n’étant pas homme à revenir sur mes décisions, je me suis dit que mes fantasmes pourraient encore patienter quelque temps…
Et vous vous êtes donc mis à l’ouvrage.
Pour moi, au départ, cette Complainte ne devait toutefois constituer qu’une sorte d’intermède. Je ne voulais à aucun prix trahir ma famille et celle de Thorgal. J’estime d’ailleurs que mener deux séries de front n’est jamais bon. Cela implique des coupures de rythme et des changements d’atmosphère qui finissent par nuire aux qualités graphiques de l’une et l’autre. C’est une constatation que j’avais déjà faite lorsque, avec Jean Van Hamme, nous réalisions Le Grand Pouvoir du Chninkel. Pour mener à bien cet album, il m’a fallu interrompre la production des Thorgal. C’est ce qui m’a aussi amené à demander à Kas de poursuivre la série Hans… Cela dit, je suis de nature à m’investir totalement dans ce que j’entreprends. Dans le cas présent, je me suis en outre très vite laissé prendre par le climat du récit et le destin des personnages de Jean Dufaux.
Qu’avaient-ils donc de si prenant ?
L’histoire n’avait, dans son fond et sa forme, absolument rien à voir avec celles de Thorgal ! Bien qu’il se situe dans un cadre médiéval et dans un climat nordique, le récit de Dufaux était construit de telle façon qu’il m’offrait la possibilité de m’exprimer différemment. J’avoue cependant qu’à certains moments, vu l’époque et le lieu de l’action, j’ai eu parfois peur de refaire du Thorgal…
Cette Complainte est-elle susceptible de connaître un prolongement ?
La richesse du sujet et la force des personnages amèneront sans doute Jean Dufaux à poursuivre cette Complainte. En ce qui me concerne j’aimerais d’abord concrétiser d’autres projets que j’ai dû reporter à cause de cela. Je n’ai rien contre les séries, dès l’instant où chaque album apporte à l’histoire de nouveaux éléments consistants. Je suis un dessinateur qui obéit à son scénariste aussi longtemps que le récit excite son envie de le mettre en images… Cela dit, j’ai été ravi de ma collaboration avec Jean Dufaux. C’est véritablement un auteur génial ! Ce n’est pas seulement moi qui le dis. Je me suis renseigné auprès de plusieurs de mes confrères qui m’ont confirmé ce que je pensais déjà…
Il est de la même famille de grands scénaristes comme Jean Van Hamme ?
Pour moi, Van Hamme, c’est l’épouse fidèle qui arrive toujours à vous étonner. C’est le grand amour auquel on reste attaché envers et contre tout parce que, en dépit des années, jamais il ne vous déçoit. Dufaux, c’est en quelque sorte la maîtresse. C’est le flirt au charme et à l’intelligence duquel on succombe, celui avec lequel on est prêt à vivre et même à revivre une aventure extra-conjugale passionnée. J’espère que l’un et l’autre me pardonneront ces comparaisons osées !
Dans un portrait qu’il traçait de vous, Van Hamme, justement, écrivait que vous étiez slave jusqu’au bout de vos crayons…
Je ne sais pas ce que c’est qu’être slave. Je connais un tas de dessinateurs qui ne sont pas slaves et dont les dessins expriment un tempérament assez proche du mien. Je ne crois pas que la manière de traduire une histoire en images ait réellement quelque chose à voir avec les racines. C’est une affaire de psychologie personnelle. Cela est aussi fonction des scénarios. Je suis d’origine polonaise, c’est vrai, mais je me considère davantage comme un Terrien, quelqu’un qui ne connaît pas de frontières. En Pologne, je ne me suis jamais très bien adapté à la société polonaise. En Belgique ensuite, comme maintenant en Suisse, j’ai gardé cette sensation de n’appartenir à aucune nation. L’enfermement me gêne et je me sens partout moi-même.
La nature de l’environnement ne vous sensibilise pas ?
Ce qui est intéressant dans la nature, c’est l’image qu’on s’en fait. C’est l’interprétation que l’on en donne et la manière de l’utiliser. J’ai toujours eu des problèmes avec la nature telle qu’elle est. Je n’aime pas qu’un paysage s’impose à moi. Je préfère le réinventer et le recomposer à ma façon. La nature que je dessine n’existe pas… si ce n’est dans mon imagination.
La Complainte des landes perdues, après la Scandinavie de Thorgal, semble néanmoins indiquer que les climats nordiques vous conviennent plus particulièrement…
Les circonstances ont voulu que l’on pense que les ambiances nordiques étaient ma spécialité. C’est la faute au succès de Thorgal ! Moi, je transpose en images ce que le scénariste a écrit. Si l’on me propose un jour une histoire qui se situe dans des régions tropicales, je m’y acclimaterai de la même façon. Je peux tout aussi bien dessiner des palmiers et des lagons bleus… De la même manière, on a tendance à s’imaginer que le Moyen Age est ma période de prédilection. Jamais on ne m’a donné l’occasion de montrer que je pouvais m’adapter à d’autres époques ! Cela dit, je reconnais que je ne suis pas du tout intéressé par les personnages contemporains dont la psychologie est déterminée par des mécanismes socio-politiques, des êtres qui sont esclaves des médias, des combines politiciennes, des organismes financiers, etc. Mes histoires sont faussement médiévales. Elles n’ont rien d’authentique. Elles sont hors du temps et les personnages échappent à ce type de servitudes.
En d’autres termes, vous auriez refusé de dessiner XIII ?
C’est effectivement le genre de série que je ne dessinerai jamais. Cet univers technocratique où ne pousse que le béton, et peuplé de bagnoles, n’est pas le mien. Je me sens plus à l’aise dans la nature où poussent les arbres…
La Complainte des landes perdues, c’est d’abord celle d’une femme. Comment appréhendez-vous les personnages féminins ?
L’héroïne de cette histoire est avant tout une création de Jean Dufaux. En tant que dessinateur, je m’interdis toute ingérence dans la vision qu’a le scénariste de ses personnages. Mais j’adore les femmes ! Et je ne vois jamais que leurs côtés positifs. Même les plus méchantes, je n’arrive pas à les détester. Quand je dois dessiner une très méchante femme, je lui trouve des excuses en accentuant l’aspect dégueulasse des hommes.
Quel est votre mot favori ?
Responsable ! On dit que c’est un mot que je répète souvent… J’ai, il est vrai, un profond sens des responsabilités. Responsabilités vis-à-vis de la famille, des amis, des scénaristes, des lecteurs… C’est dans ma nature. Je suis aussi un homme de parole. Si je dis oui, c’est oui ! En fait, je ne m’analyse jamais. Je ne suis pas de ceux qui se posent des questions existentielles. Qui suis-je ? Où vais-je ? Etc. Ça ne me tourmente pas. Ce qui m’importe, c’est mon métier et le plaisir que je peux ainsi apporter aux autres. Assumer mes responsabilités de dessinateur de BD représente l’essentiel de mes préoccupations.
Vous admettez-vous un grave défaut ?
Peut-être celui d’être brouillon dans mes propos… Mes conversations ne sont jamais construites. Mes idées, je les exprime comme elles me viennent, en vrac. Dans le désordre ! Souvent, des confrères me demandent si je souhaite signer un scénario : je pense que j’en suis totalement incapable. Je ne me sens nullement apte à structurer une histoire. C’est pourquoi je continue de faire confiance au talent de vrais pros…
Le succès vous a-t-il changé ?
Nullement ! Il n’a absolument pas influé sur mon caractère ni ma façon d’agir et de penser. Il m’a permis d’apporter à ma famille la sécurité matérielle, c’est tout. Je pense que je suis aujourd’hui fondamentalement resté le même qu’à mes débuts, lorsque j’avais beaucoup de peine à boucler mes fins de mois.
Quand paraîtra Thorgal ?
Il est prévu pour avril 1999. J’y travaille ardemment… Son titre : Arachnea !
J.-L.L.
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