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Interview

Le polar urbain de Christin & Goetzinger

Ce joli mois de mai (pourvu qu’enfin les nuages nous entendent !) est enrichi par le lancement (chez Dargaud) d’une nouvelle série animée par Pierre Christin et Annie Goetzinger, Agence Hardy, dont le premier volume (elle en comportera trois) s’intitule Le Parfum disparu. Les créateurs de quelques fameux “portraits souvenirs” éclairent ici quelques aspects de leur longue et fructueuse collaboration.

Annie Goetzinger, lisiez-vous des bandes dessinées dans votre enfance ?
Oui, de toutes sortes. Dans mon journal de BD, une histoire de danseuse de ballet et dans le magazine de maman, Confidence, celle d’un détective à lunettes en manteau de tweed. J’ai découvert plus tard que la première histoire était de J.-C. Forest, La Princesse Étoile et l’autre d’Alex Raymond, Rip Kirby.

Votre entrée en bandes dessinées, dit-on, fut un accident ?
A cette époque, mes vocations me faisaient hésiter entre devenir ballerine à l’Opéra ou bonne sœur de saint Vincent de Paul, à cause de la cornette. Cette jolie coiffe blanche qui ressemble à des ailes d’oiseau. Le costume, déjà ! La BD est venue bien plus tard quand j’étais aux Arts appliqués. Je suivais la filière “figurine de mode”. J’ai commencé un stage au cours de Georges Pichard (dessinateur de Paulette et de Marie Gabrielle de Saint Eutrope). C’était, c’est un formidable monsieur qui corrigeait dans les marges, posait un papier-calque sur nos esquisses pour redresser nos maladresses au lieu de gommer rageusement. Jamais une phrase assassine, tout au contraire : il nous faisait rire de nos erreurs, il nous parlait de littérature, d’Histoire, de cinéma, de peinture… et pas trop de BD. Marrant, non, pour quelqu’un qui porte toujours la réputation de “pornographe” ? !

Troisième question “bateau” : c’est difficile d’exercer ce métier quand on est une femme?
Non, mais c’est fatigant de s’entendre poser cette sempiternelle question, d’ailleurs je vous vois rougir…

Vous avez la réputation d’être une femme de caractère…
J’aurais adoré garder l’innocence de mes six ans. Le jour de mon entrée à l’école primaire, je ne suis pas parvenue à déboutonner mon manteau toute seule. Je pleurais dans le couloir et personne n’est venu m’aider. Après… après, la vie se déroule comme un voyage dans l’Orient Express pour certains moments et dans “le train fantôme” pour d’autres.

Parmi vos premiers scénaristes, il y a eu Jacques Lob…
Tiens, il manquait ce gaillard-là, au palmarès de la nostalgie ! Un pointilleux de la ponctuation, sourcilleux du mot juste, on ne changeait pas une virgule de son scénario sans de longues transactions arrosées de blagues et de boissons capiteuses. J’ai vu Jacques payer – discrètement – de sa poche une BD refusée par un journal dont il était l’éphémère rédacteur en chef. Un seigneur !

À quelques exceptions près, vous avez toujours fait appel à des scénaristes…
Oui. À part Casque d’Or et Barcelonight, j’aime surtout raconter des histoires courtes, des nouvelles. Je n’aime pas beaucoup les salons, les séances de dédicaces, toutes ces “foires aux vanités”, mais je respecte infiniment les lecteurs qui achètent mes livres. Je préfère leur donner à lire des ouvrages écrits par d’autres que leur fourguer mon ego à tout prix.

Dans les années soixante-dix, vous collaborez avec Victor Mora – un des plus inventifs scénaristes espagnols de l’après-guerre – sur la série Félina. De nombreux amateurs se demandent pourquoi cette série a été interrompue ?
J’ai vécu douze ans entre Paris et Barcelone. Je prenais le Talgo, un beau train de nuit, chaque mois. Au sortir de la gare d’Austerlitz, je voyais une publicité peinte sur les murs le long des voies du chemin de fer : “La fermeture éclair Prestil vous souhaite bon voyage.” Je quittais la France de Giscard le cœur léger. Au-delà des Pyrénées, dans la capitale renaissante de la Catalogne, il se passait des choses passionnantes en politique, au cinéma, au théâtre ou dans la rue, le nez en l’air tout simplement. Mes collègues espagnols se sont bien défoulés durant cette période. Quarante ans de franquisme à rattraper ! Félina, malgré ses aficionados, n’a pas eu le succès que méritait le talent de Victor, par ailleurs plus chanceux avec son personnage fétiche “El Capitan Trueno”. Victor a continué à publier d’autres scénarios, des articles de journaux, des romans. Il a été dûment honoré, il y a peu, par la Creu de San Jordi, l’équivalent de la légion d’honneur en Catalogne. Pas une semaine ne s’écoule sans son coup de fil. Je n’imagine pas la vie sans ces fidélités-là.

Que pensez-vous de la BD d’aujourd’hui ?
Je la perçois d’une grande diversité. Je dis “perçois”, car les revues – beau vivier pour les jeunes talents – ont pratiquement disparu. On ne peut que le regretter, car Pilote, puis tous ses enfants adultérins, ont servi de banc d’essai aux néophytes. Les journaux ont le mérite d’imposer des délais, une urgence en général. Et puis, il y a l’émulation. Pas celle des fanzines, une bande de chouettes copains. Non là, tu es tout(e) petit(e) à côté des plus confirmé(e)s. Ça évite quelques grosses têtes.

Au petit jeu d’hier et d’aujourd’hui : hier, c’était le temps des idéologies. On s’y prenait les pieds dedans. Aujourd’hui, c’est celui du marché. On semble s’y faire empoisonner. Vos préférences ?
Chères idéologies ou foi du charbonnier, mais je préférerai toujours un sous-commandant Marcos quand il proclame qu’on peut être pauvre sans être un imbécile (pour faire court) contrairement à ce que pense M. Greenspan (président de la Réserve fédérale américaine) toujours émoustillé par les hausses du Dow Jones ou du Nasdaq.

Et puis, c’est la rencontre avec Pierre Christin. Dans quelles circonstances ?
À Angoulême, en 1975. Il m’a abordée sur les marches du grand théâtre en me disant qu’il aimait mon album, Casque d’Or. Moi, carrément dépassée devant le compliment : “Merci, M. Christin, je trouve vos scénarios formidables.” Mensonge éhonté, je n’avais pas encore lu ses BD avec Mézières et Bilal. Je me suis rattrapée depuis. Pour moi, il n’y a que deux genres de scénaristes. Ceux qui t’envoient leur scénario “clé en main” et les autres qui te racontent, écoutent tes commentaires et l’écrivent ensuite. Toute la différence entre le prêt-à-porter et la couture à façon.

Votre première collaboration a été La Demoiselle de la légion d’honneur qui a fait grand bruit…
Oui, cette “Demoiselle” a failli coûter sa légion d’honneur à notre éditeur, Georges Dargaud. Il tombait des nues, paraît-il, car il n’avait pas lu l’album, mais il l’a défendu auprès du grand chancelier de l’Ordre de l’époque. Il ne nous en a pas tenu rigueur. Après tout, ce parfum de scandale représentait une sorte de publicité gratuite.

Vous avez réalisé ensuite un certain nombre d’autres ouvrages avec Pierre, des “Portraits Souvenirs” et, par la suite, La Sultane blanche, Paquebot, en “Long Courrier”, avant de vous attaquer aujourd’hui à l’Agence Hardy…
J’avais envie de polar depuis le scénario de Paquebot, de lieux d’actions plus intimes, envie aussi de mettre en scène des personnages moins flamboyants. Pierre s’est prêté au jeu avec enthousiasme, car il aime Simenon autant que John Le Carré ou Eric Ambler. Moi de même. Après, je deviens conteuse par mes dessins. Mémoire, photos, croquis, tout est bon pour créer les ambiances et les personnages, en ayant présent à l’esprit qu’il faut mentir vrai pour être cru.

Vous collaborez également une fois par semaine avec la presse classique, en donnant dans La Croix une illustration qui accompagne l’éditorial de Bruno Frappat. C’est tout à fait autre chose que la BD ?
Par le passé, j’ai collaboré au journal Le Monde. J’illustrais des articles de différents journalistes. Mais avec Bruno Frappat, c’est une complicité hebdomadaire. Il me surprend à chaque chronique par sa lucidité et son talent de plume. De même qu’il rédige vite, je me dois de réagir sur ses phrases en l’espace de quelques heures après lesquelles un brave coursier vient chercher mon dessin autour de 17 heures. En BD, on peut avoir des ratés ou prendre du retard (hum, hum…), mais pas dans la presse.

Vous avez une devise dans la vie, Annie Goetzinger ?
“Que nos quiten lo bailao !” Ce qui veut dire, approximativement, “Que l’on nous ôte ce que nous avons dansé” ou “Que l’on tente de nous ôter…”. Ce n’est pas possible : on ne peut jamais nous retirer ce que nous avons dansé.

Pierre Christin, Comment naît l’envie de raconter une chose plutôt qu’une autre ? Pourquoi la situer à une époque plutôt qu’une autre ?
C’est presque toujours l’envie de faire vivre une femme à une certaine période que sont nés nos albums depuis qu’Annie et moi avons réalisé notre premier Portrait Souvenir : La Demoiselle de la Légion d’Honneur, qui évoquait l’austère éducation d’une jeune fille française dans les années 60. Avec La Diva et Le Kriegsspiel, plongée dans les années 40 pour suivre la carrière d’une cantatrice brisée pas la collaboration franco-allemande. Avec La Sultane Blanche, les années 50 pour accompagner l’aventure lointaine d’une Anglaise sur le fond de disparition de l’empire britannique. Pour Les Dames de l’Horizon réunies à bord de Paquebot, retour à l’immédiat après-guerre et à la décolonisation balbutiante, côté français cette fois-ci. Bizarrement, même une histoire contemporaine en son temps (les années 80), telle La Voyageuse de Petite Ceinture, peut désormais être lue comme témoignage du passé puisque presque tous les lieux qu’elle évoquait ont aujourd’hui disparu. Paradoxe : à la différence de beaucoup, Annie et moi-même n’avons jamais pensé faire de la bande dessinée “historique”. Ce sont tout simplement des sujets nous passionnant, des destinées nous fascinant, des lieux nous attirant qui ont fait que nous avons choisi telle ou telle décennie pour y placer nos récits. À force, si j’ose dire, ce qui devait arriver est arrivé et, dans les cas d’Agence Hardy, plein d’éléments un peu épars jusqu’alors se sont en quelque sorte rejoints. Nostalgie, sans doute, pour le Paris populaire de notre enfance qui est également celui de certains de nos films préférés. Mais aussi premières manifestations de la modernité dans un monde encore très archaïque (la DS, Europe N°1, la jeunesse — une idée neuve !). La guerre froide en arrière-plan, avec notre goût pour les romans d’espionnage. Une IVe République brinquebalante propice aux intrigues tordues. Oui, décidément, tout cela nous plaît. On y va ? D’accord, on y va, mais pour faire quoi ? Une femme, oui, bien sûr une femme, mais plus toute jeune quoique toujours très belle. Elle a eu des malheurs, mais elle est énergique : de l’abattage, d’accord, j’aime ce genre là ; elle a un assistant, un homme, le contraire de la pépée habituelle des détectives privés, tu vois ? (Annie) ; ouais, mais elle a aussi une belle bagnole ayant appartenu à son mari, il faut qu’elle soit libre de se déplacer, tu vois ? (Pierre). On pourrait mettre des détails personnels comme dans nos autres histoires, mon oncle ébéniste (Annie) ; oui, le jeune commis italiens de mon père parce qu’il y avait déjà des immigrés à l’époque (Pierre) ; on place ça dans le XIIe arrondissement, j’y avais une de mes premières petites amies (Pierre) ; ou dans les XXe, c’est là que j’allais à l’école (Annie) ; de toute façon, entre les deux il y a la place de la Nation, tu te rappelles de la Foire du Trône, c’était bien à l’époque, peut-être qu’on s’y est rencontré sans le savoir (Annie et Pierre) ? Nous allons désormais, comme à chaque album, pouvoir vivre à l’intérieur de notre histoire. Promenades dans le quartier et repérages photos. Chine pour trouver des documents d’époque, journaux, cartes postales, plans, tout est bon. Albums de famille où l’on va chercher des personnages (car l’élément autobiographique n’est pas si nouveau qu’on veut bien le dire en BD). Annie commence une maquette du bureau d’Édith passage du Rendez-Vous. J’ai des calepins partout avec des bouts de dialogue des pistes narratives. Tout est prêt. Téléphone : “Dis moi, Pierrot, puisque exceptionnellement tu n’es pas en voyage cette semaine, tu peux me faire une dizaine de feuillets pour lundi, ça te laisse le week-end pour travailler tranquille, hein ?” (Annie). À l’autre bout : “mmmmblmbl” (Pierre). P. Christin

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