Actualité double pour J.-C. Kraehn puisque, outre la parution en mars prochain du très attendu Gil Saint André chez Glénat, il nous offre ce mois-ci la suite Tramp, dessiné par Jusseaume. Alors que la plupart de ses confrères ont une démarche d’auteur, Jean Charles Kraehn se démarque en revendiquant haut et fort son appartenance à une tradition populaire et résolument classique.
Que voulez-vous dire par bande dessinée populaire ?
J’avais envie de faire de la BD dans la tradition des feuilletons populaires. Intrigues, suspens et rebondissements en sont les ingrédients essentiels.
Le nom de votre série, Gil Saint André, évoque à lui tout seul une époque.
Oui, je désirais renouer avec l’aventure à la façon des séries anciennes. Le nom de mon héros, petite référence à Gil Jourdan, s’inscrit dans cette logique. De la même manière, je ne voulais pas d’un album luxueux à 70 ou 80 F : BD grand public, prix grand public. Chez Glénat, les collections "Graphica" et "Caractère" ne correspondaient pas à mon projet. C’est pourquoi le premier tome de la série est paru hors collection en reprenant le concept que je lui avais présenté pour défendre mon projet.
Vous êtes donc à l’origine de la collection “Bulle Noire” ?
Involontairement, oui ! Mon idée pour Gil Saint André était de faire un polar grand public (c’est-à-dire lisible par tous) aux antipodes du polar contemporain un peu mode, souvent glauque et malsain, du moins dans sa présentation. Pour ce qui est du contenu, j’aborde les thèmes classiques au polar : enlèvements, serial killer, pornographie… seulement j'essaie d’être soft dans la façon de traiter ces sujets. Plus suggérer que montrer. C’est moins racoleur mais à mon avis tout aussi efficace.
Vous avez choisi de situer l’action en France. Si l’on compare avec le cinéma, on est plus près de Navarro que de Mission impossible. On perd une part de rêve ?
Parce que les séries américaines vous font rêver ? Moi, je préfère la baguette de pain et le saucisson à l’américain way of life. La télé et le cinéma l’ont trop galvaudé pour qu’il fasse encore rêver. Et puis je voulais partir d’une situation banale dans laquelle tout le monde puisse se reconnaître. Je m’adresse à un public francophone, il m’a donc paru naturel que mon héros soit français et que son histoire se passe en France principalement. Tant pis si des grincheux lui trouvent un côté franchouillard. De toute façon, je revendique ma "franchouillardise".
A propos, pourquoi avez-vous changé le titre en cours de route ?
L’intrigue présente se déroule sur 4 ou 5 albums. Pour un éventuel second cycle, le titre initial de la série Une étrange disparition n’avait pas lieu d’être. Puisqu’il fallait remaquetter l’album, j’ai préféré assurer mes arrières, ou plutôt l’avenir.
L’idée de poursuivre la série est paradoxale avec votre envie d’insister sur le côté ordinaire de la situation de départ. Ce genre d’aventures à répétition pour un seul homme est assez peu courant.
Je ne sais pas encore si ce second cycle se fera. Simplement, j’en ménage la possibilité.
On devine facilement en vous lisant votre plaisir à raconter des histoires. Quelle est votre ambition ?
Je vais certainement choquer les artistes purs et les gardiens du temple mais mon ambition première est de vivre de la bande dessinée. C’est le meilleur moyen de continuer à faire ce métier que j’adore. Ensuite, j’essaie d’écrire des histoires que j’aimerais lire et que l’on ne trouve plus guère dans les nouveautés. Gamin, j’ai adoré Blueberry, le vrai, Tanguy et Laverdure, Bernard Prince… L’un des rares auteurs à faire perdurer cette BD d’aventure de qualité, c’est Jean Van Hamme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il a le succès que l’on sait.
Votre série Bout d’homme n’avait pourtant plus rien à voir avec la BD d’auteur.
Oui, c’est vrai. J’y ai mis plus de moi-même. Ceci dit, l’investissement personnel est le même dans une histoire classique. On explore des chemins détournés pour faire passer un peu de soi dans ce que l’on raconte.
Avec chacune de vos séries, vous semblez évoluer chronologiquement au fil des époques depuis le Moyen Age jusqu’à cette fin de XXe siècle. Cela nous prépare une série SF ?
Et oui, j’ai effectivement un projet heroïc fantasy.
C’est très mode, non ?
Si je fais de l’heroïc fantasy, ce n’est pas pour en faire comme tout le monde. Mon heroïc fantasy est plus un mélange de Moyen Age et de fantastique, le tout sur des bases très réelles. Cela dit, le projet n’est pas encore très avancé.
Votre plaisir de scénariste est le même lorsque vous confiez vos histoires à d’autres dessinateurs ?
Lorsque je travaille sur un scénario, je me concentre davantage sur la trame de l’histoire que sur l’aspect graphique. Bien évidemment, cette vision dessinée apparaît toujours au moment de la mise en scène, mais elle n’influence pas mon histoire.
Vous avez des frustrations d’auteur ?
Oui, il y a des frustrations, mais aussi des joies. Le dessinateur apporte sa vision personnelle de l’histoire et c’est souvent enrichissant.
Ce glissement vers le statut de scénariste était prévu lorsque vous avez commencé ?
Ca n’était pas aussi précis. J’adore dessiner mais je suis un dessinateur laborieux. Je suis beaucoup plus à l’aise au scénario. Du coup, le plaisir vient plus facilement. La tentation de privilégier l’écriture au dessin est grandissante. Céder le crayon à d’autres auteurs me permet de raconter des histoires qui n’auraient sans doute jamais vu le jour, faute de temps. C’est le cas de Tramp. Mais on ne peut pas dire que j’ai planifié ma carrière. La seule chose dont j’étais certain au départ était que je voulais raconter mes propres histoires. La présence de Patrice Pellerin sur mes premiers épisodes des Aigles décapitées est avant tout une histoire d’amitié. C’est aussi une façon pour moi de me lancer dans ce métier sans aborder tous les problèmes de front. Mais il est vrai que je me sens plus raconteur d’histoires que dessinateur.
Auriez-vous par hasard quelque admiration pour les auteurs feuilletonistes ?
Vous avez raison. Mais là, pour Tramp, c’est mon camarade Jusseaume qui n’a pas respecté son cahier des charges. Vous savez, un scénario est beaucoup plus vite écrit qu’il n’est dessiné et mis en couleur. Comme par ailleurs il fait un travail remarquable, on ne l’accablera pas trop de privilégier la qualité à un rythme de parution plus rapide.
Avec ce quatrième tome, nous connaissons enfin la fin de l’histoire. Est-ce un adieu ou un au revoir ?
Un au revoir seulement. Patrick et moi prenons beaucoup de plaisir à travailler ensemble. De plus, le sujet et l’époque (la marine marchande des années 50) sont riches d’histoires et la série est appréciée du public. Cela serait dommage d’arrêter. Nous avons d’ailleurs redémarré une histoire qui tiendra sans doute en un album. Cela se passera en Afrique et il y sera question de kroumen, ces dockers du pays de Krou qui embarquaient sur les cargos pour plusieurs mois.
Tramp signifie "vagabond" en anglais.
Pas seulement. C’est aussi un terme maritime. Il désigne un cargo qui va de port en port, au gré du fret.
La mort d’Ester ?
La mort d’Ester dès le premier album a dû susciter pas mal de réactions. J’ai toujours été choqué par ces personnages principaux qui ne meurent jamais. Même si j’aime le classicisme en BD, j’ai eu envie de casser cette tradition. Ester avait tout pour être une héroïne. Elle a pris des risques, elle a perdu. On rejoint là mon souci de prise avec la réalité. Dans la vie, tout n’est pas facile. Pourquoi en serait-il autrement pour nos héros de papier auxquels on est censé s’identifier ? Sa mort m’a permis de surprendre le lecteur tout en donnant le ton du récit et de la crédibilité à l’histoire. La dimension dramatique de cette mort permet au lecteur de redouter le pire pour la suite.
La suite de l’histoire doit être à la hauteur. C’est un gros défi.
Oui, nous nous appliquons à ne pas décevoir nos lecteurs. Mais là, c’est à eux de nous dire si nous avons réussi le challenge.
CF & BPY
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