Divine surprise, Rock Mastard reprend du service ! Ce personnage imaginé par François Boucq revient en effet, au Lombard, dans une nouvelle aventure dont Boucq, en compagnie du scénariste Belkrouf, a le secret… Rencontre.

Tu reprends Rock Mastard plus de 20 ans après sa première parution. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Depuis des années, j’ai ce scénario sous le coude et je reviens régulièrement dessus. En fait, je cherchais les membres de mon casting : j’essayais tous mes personnages et aucun ne fonctionnait, excepté Rock Mastard. J’adore l’aspect serial US, les histoires où un mec se bagarre dans une scierie, avec jamais très loin une roue forcément tueuse. En BD et au cinéma, j’aime cette vision : des choses souvent pas regardables aujourd’hui, faites avec des bouts de ficelle où tu vois les trucages, les décors en carton… C’est génial à dessiner ! J’ai repris mon personnage afin de le réinstaller dans ces circonstances.

Le principe des serials, c’est aussi de développer une action qui suit une autre logique…

Et c’est la dramatisation humoristique du suspens. D’une manière narrative, c’est la porte ouverte à une amplification des effets. L’autre aspect des choses, c’est une histoire délirante, avec un découpage en chapitre qui te permet, grâce au résumé, de recadrer régulièrement le fil conducteur de l’histoire, de faire en sorte que le lecteur reste avec toi.

Tu restes dans un humour très Mad. En quoi est-ce encore moderne pour toi ?

J’en garde l’esprit, mais pas le fonctionnement avec des gags dans tous les sens et un regard assez pauvre sur le scénario. Les gens de Mad pouvaient se le permettre car ils étaient très référentiels. Ils déconnaient à plein tube sans avoir à redéfinir le concept de leurs histoires parce qu’ils n’avaient pas besoin d’expliquer qui étaient Prince Vaillant ou Dracula par exemple. De mon côté, je voulais maintenir mon scénario tout en restant irrévérencieux. Avec ce type de personnage, tu n’as aucune limite car c’est un héros que le lecteur accepte de voir tourner en dérision.

Est-ce finalement une contrainte qui te rend plus libre ?

Le type d’ambiance que je développe doit toujours être à la limite du plausible et de l’absurde. C’est le point de vue que je cherche. Grâce au travail de Mad ou de Gotlib, le lecteur est déjà complètement acquis. Je peux alors jouer avec les curseurs de la tolérance humoristique. L’exacerber au maximum est intéressant si tu t’attaches à conserver le propos.

Ton esprit est dénonciateur…

Oui, c’est un livre qui dénonce le totalitarisme, c’est-à-dire un phénomène grotesque qui devient monstrueux de par sa nature excessive… Il faut donc, pour pousser la démonstration, aller au fond de cette logique.

Peut-on dire presque politique ?

Si la volonté est politique, il est plus intéressant de faire comme si de rien n’était ! Le gros problème avec la BD d’humour, c’est que tu ne dois pas être totalement démonstratif. L’humour est dénonciateur, pas moralisateur. Il doit aller jusqu’au bout de son parcours de négociation, de mise en dérisoire. Quand tu deviens moralisateur, c’est insupportable, tu rentres dans une démonstration idéologique. C’est quelque chose que tu peux faire dans une BD réaliste, mais l’humour doit pouvoir lancer des pistes, être capable de remettre en cause en pulvérisant les repères.

Chez toi, certains éléments du décor deviennent eux-mêmes des personnages…

On peut théoriser sur le travail accompli, mais quand on dessine, on est dans la spontanéité, ouvert à tout ce qui se propose. Cependant, je me suis rendu compte que chez moi, une image est une syntaxe complète. C’est une écriture, donc une cohésion graphique. Impossible de dissocier personnages et décors. Ton œil embrasse la totalité de la page, il voit à la fois une cohérence et une incohérence. Dans une case, les lignes se répondent et, bien sûr, les éléments du décor interagissent sur les personnages. Tout est mis en relation. Et puis, je ne peux pas faire l’impasse du décor…

Depuis le temps que tu te balades avec Jérôme Moucherot, c’est presque devenu un porte-bonheur ! Dans Rock Mastard, il semble changer de caractère… Comment fonctionnes-tu avec ton scénariste K. Belkrouf ?

On a une sorte de complicité, dans le domaine de la communication et aussi dans la BD. C’est quelqu’un d’agréable dans le travail, qui a de bonnes idées, qui comprend dans quel genre de développement je veux inscrire la BD. Il épouse facilement de nouvelles thématiques qu’il t’aide à pousser plus loin : il a cette capacité ! On parle beaucoup de la façon dont on va faire progresser l’histoire. Il note toutes les idées, puis je dessine et on réécrit les dialogues. Ensemble, nous repoussons les limites du cohérent en redéfinissant une situation, en lui donnant une interprétation neuve, jamais vue. Nous avons le même désir de fantaisie.

La normalité t’agresse-t-elle ?

Je pense qu’elle n’existe pas, c’est juste une idée à laquelle on tient. Un maître étalon de la normalité, ça n’existe pas, mais on s’est constitué une image du Français moyen. On procède par l’établissement d’une norme, mais ce sont uniquement des choses fabriquées. On essaie juste de donner une espèce de figure commune au monde. C’est aussi pour ça que Moucherot est un personnage intéressant. Il travaille dans un milieu régi par des barèmes et des lois où il est capable de juger de l’espérance de vie d’un quidam : absurde ! Tu peux fumer comme un sapeur et mourir à 102 ans.

Quels sont tes projets à propos de Rock Mastard ?

J’en ai repris le premier tome car j’aimais encore le scénario, mais pas le dessin. J’ai donc tout redessiné ! Plus de vingt ans ont passé… Je me suis revu à cette époque, tel que j’étais au moment où je planchais là-dessus et je ne voulais pas réimprimer un truc aussi mal dessiné… Et puis, en même temps, j’étais complètement dans un esprit Mad avec une abondance de gags qui étouffe l’histoire. Ill a fallu que j’épure tout ça afin d’éviter la surabondance et rester dans un récit qui se raconte… J’ai tout refait en un mois, je me suis laissé embarquer : je ne connais pas d’autre dessinateur ayant refait une BD en entier (en fait Hergé, avec Tintin, ou Trondheim, avec Slaloms, ont réalisé ce genre d’exercice, ndlr) ! Dernière chose : j’ai rajouté Moucherot pour qu’il ait encore son mot à dire dans cette affaire.

Pourquoi choisir Le Lombard pour cette aventure ?

Parce que je me laisse bercer… Ce sont les circonstances qui choisissent, je ne fais pas de forcing auprès des éditeurs... Ici, j’ai travaillé sur la communication de la collection “Troisième Degré” et on a pu aller jusqu’au bout de l’idée, ce qui comprend le risque bien sûr. Chez (A Suivre), concernant un certain type d’histoires, on avait aussi l’habitude de prendre des risques. On se disait “on y va, on va voir”. Là, j’y vais aussi.

Anne et Julien

Le 10 septembre, François Boucq sortira également le cinquième tome de Face de lune avec Jodorowsky (Casterman).