Éditeur : Dargaud – Coll. Hors Collection Dargaud
48 pages
Sortie 20 Septembre 2003
De Tombstone, d’OK Corral, la légende n’a retenu qu’un fameux duel collectif qui a vu, un matin de 1881, quatre célèbres malfrats, le clan Clanton et McLaury, tomber sous les balles des non moins illustres frères Earp épaulés par Doc Holliday. Mais ce fut loin d’être le seul règlement de compte qui eut pour cadre, ce jour-là, le mythique bled perdu de l’Arizona, situé à quelques miles de la frontière mexicaine.
Du moins à en croire les dernières aventures de Blueberry, décidément toujours dans les parages lorsque l’Histoire s’écrit. Non pas qu’on puisse reprocher à cette éternelle tête de lard d’être allé au-devant du danger et des ennuis. Une fois n’est pas coutume, ce sont plutôt les pépins et les embrouilles qui sont venus à lui.
Depuis que celui qui se fait désormais appeler Mister Blueberry semble définitivement avoir tourné le dos à l’armée et s’être résigné à l’idée que Chihuahua Pearl ne sera jamais la femme de sa vie, il s’est installé, désabusé mais plus intransigeant que jamais, à Tombstone. Plus précisément au Bird Cage, lieu mal famé faisant un peu office d’hôtel, pas mal de saloon et beaucoup de tripot, dont il ne quitte plus les tables de jeux.
Il faut dire que Mike Blueberry, démobilisé au propre comme au figuré, peut s’offrir un plaisir inédit : vérifier jour après jour que sa chance insolente ne l’a pas quitté bien qu’il soit repassé, pour la première fois depuis sa jeunesse brisée, dans le camps des nantis. Car Mister Blueberry dispose à présent d’une petite fortune, ce trésor des Confédérés que lui a laissé le président Grant en dédommagement de ses nombreuses années gâchées, de son honneur trop longtemps entâché.
C’est donc pour tirer un trait, oublier et se faire oublier que notre anti-héros miraculé est venu se poser à Tombstone. Un élégant préretraité porté sur la bouteille et le cigare, taciturne flambeur goûtant aux joies d’un relatif anonymat dans une ville minière qui compte déjà son petit lot de célébrités : les frères Earp, Wyatt, Virgil et Morgan, qui tentent d’y faire régner la loi, leur copain Doc Holliday ainsi que les notoires hors-la-loi du clan Clanton-McLaury. Et, bien sûr, la vedette du Bird Cage, la brune brûlante Doree Malone, chanteuse-danseuse-entraîneuse au charme et au talent certains.
Évidemment, on se dit que dans un tel environnement, notre ex-lieutenant tête brûlée, rétif à toute figure d’autorité, allergique à toute violence gratuite ou intéressée et séducteur malgré lui, ne pouvait pas rester tranquille longtemps. Et pourtant, ce n’est pas son naturel mais son passé qui va le rattrapper. Sous les traits d’un père désireux de venger la mort de son fils suicidé, malheureux perdant d’une partie de poker contre Mike, d’un écrivain débarqué de Boston venu recueillir les mémoires de l’homme qui sauva la vie du Président et d’un valeureux chef indien aux abois qu’il croisa autrefois, Géronimo.
De la plus étrange et inattendue des façons, Blueberry est condamné à rebasculer dans l’action. À la fin du premier album de ce cycle entamé en 1995 dont Duels à OK Corral est le quatrième volume, il s’effondre, le corps truffé de plombs. Mort. Ou presque.
Au début de l’épisode suivant (Ombres Sur Tombstone), il revient péniblement à la vie. Une divine renaissance qui le verra, pour un bon moment, cloué au lit, materné par la délicieuse Doree. L’occasion rêvée pour enfin se retourner, tirer l’enseignement de son tumultueux passé. Pour que, rétabli, il puisse à nouveau avancer et, surtout, faire éclater la vérité, tenter de sauver la tête d’un brave guerrier injustement abusé et accusé. Ce récit (Géronimo, l’Apache), haletant, haché, sans cesse interrompu par son fragile état de santé, il le confie au biographe bostonien, comblé, terrifié.
Tandis que Blueberry revit dans sa tête ses exploits et erreurs passés, autour de Tombstone, les meurtres, les complots et les coups fourrés se multiplient. Gamin ivre de vengeance, tueur à gage aux mœurs de serial killer sérieusement détraqué, puissant homme d’affaires sans pitié, jeune amoureux révolté par l’assassinat de sa fiancée, une troupe de sanguinaires et cupides fanfarons, de fiers et arrogants justiciers et une poignée d’Apaches manipulés : lentement, tous ces individus violents - par nature ou par nécessité - aux intérêts divergents progressent vers une inévitable tragédie.
Telle est la trame qui ne cesse de monter en intensité tout au long du terrifant et palpitant Duels à OK Corral. Un étourdissant et sombre western d’action doublé du plus passionnant des parcours initiatiques, une vertigineuse mise en abîme totalement maîtrisée, l’aboutissement d’un des plus longs mais inspirés passages de témoin de l’histoire de la BD.
Car comment ne pas voir dans cette mort si symbolique de Blueberry, ce va-et-vient incessant entre le passé et le présent, un monumental hommage à Jean-Michel Charlier, créateur et scénariste de la série jusqu’à sa disparition en 1989 ? En immobilisant temporairement son personnage principal, Jean Giraud lui fait porter le deuil de son co-géniteur de génie, l’oblige à considérer l’existence exceptionnelle et insensée qu’il lui a fait mener, les colossaux vécu et bagage psychique qu’il lui a légués.
Et le dessinateur de relever le défi avec brio de s’affirmer plus que digne de poursuivre l’aventure seul, imaginant une intrigue riche, foisonnante et sophistiquée, à l’image de son trait unique, mainte fois imité, et toujours, quarante ans après, en progrès.
Le cycle Mister Blueberry, inscrit, dès son titre à double sens (Mister/mystère) et au détour de chaque planche, sous le signe de la dualité (pouvait-il en être autrement de la part d’un homme qui abrite en lui deux dessinateurs accomplis, Giraud et Moebius, aux styles radicalement opposés ?) est une époustouflante succession d’audaces, tant scénaristiques que graphiques.
La moindre n’étant pas d’avoir osé, à l’instar du jeu permanent et savoureux entre fiction et réalité que Charlier s’autorisait avec l’Histoire et les mythes de l’Ouest, d’en faire autant avec l’histoire même de son héros : Campbell, l’écrivain, n’est-il pas sans cesse tenté de la réécrire ?
Giraud, dans le plus moderne des récits de Blueberry, revisite ainsi l’un des plus grands classiques du western, L’Homme qui tua Liberty Valance, où l’on entendait cette réplique immortelle : " Si la légende est plus belle que la vérité, imprimez la légende. " En 2003, si ce n’est déjà fait, Blueberry entre définitivement dans la légende. De l’Ouest ou de la bande dessinée ? Mystère...
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