En l’espace de trois albums, Juanjo Guarnido a fait une entrée fracassante dans le monde de la bande dessinée avec Blacksad. C’est pourtant une nouvelle facette de son talent que les lecteurs découvriront en janvier avec la parution du premier volume de Sorcelleries – sur un scénario de Teresa Valero –, qui s’adresse à un public plus familial. Explications.
Question inévitable : pourquoi une nouvelle série plutôt qu’un Blacksad ?
J’avais une profonde envie de réaliser quelque chose pour les enfants, y compris mes propres enfants, c’est aussi simple que ça ! Et puis il y avait cette volonté de faire une série d’humour, de changer de registre, de style graphique : c’est quelque chose de légitime pour un dessinateur de vouloir expérimenter autre chose et de ne pas se sentir prisonnier d’un style, c’est en tout cas mon sentiment.
Cette série s’adresse à des enfants mais aussi à des adultes : il y a beaucoup de second degré…
Absolument, il y a en fait un double niveau de lecture qui fait que Sorcelleries s’adresse aux enfants mais aussi aux parents. En cela, c’est une série familiale.
Il y a par exemple cette vision assez caustique – tout en restant drôle – du consumérisme.
C’était amusant de mettre en parallèle le monde rustique, presque archaïque, des sorcières – notamment des trois vieilles sorcières qui ont les rôles principaux – et celui qu’incarne le personnage de Rex, symbole de la société de consommation. Mais ce n’est pas une série à message, il y a juste un regard porté sur notre monde et ses dérives, sur le degré de bêtise que l’on est capables d’atteindre. On en rigole ouvertement, d’autant que la confrontation des deux univers servait parfaitement ce propos.
Sorcelleries était d’abord un projet d’animation ?
Oui, c’était un projet destiné à devenir un dessin animé et, comme souvent, c’est resté dans un tiroir. Quand la scénariste, Teresa Valero, m’a fait lire ce scénario, elle l’avait adapté pour la bande dessinée. Teresa avait en effet fondé un studio d’animation à Madrid avec Juan Díaz Canales, le scénariste de Blacksad – qui, depuis, est devenu son mari – et avait envisagé Sorcelleries en animation dans un premier temps. Après l’arrêt des studios Tridente, elle a donc retravaillé le projet tout en sachant que j’avais cette envie de m’adresser à un lectorat plus jeune. J’ai adoré ce scénario qui m’a fait rire comme si j’étais un enfant ! C’était le projet rêvé pour moi et c’est comme ça qu’on s’est lancés dans l’aventure.
Teresa a elle-même des enfants…
Deux filles et bientôt un garçon, ce qui fait qu’elle ne pourra malheureusement pas se rendre au festival d’Angoulême au moment de la sortie du premier titre.
Ton expérience dans l’animation, chez Disney, aurait-elle eu une influence sur ton désir de faire quelque chose pour de plus jeunes lecteurs ?
En fait, je ne pense pas, en tout cas pas consciemment. C’était une envie indépendante de mon parcours d’animateur chez Disney. Cela peut paraître simpliste mais j’avais vraiment cette envie de m’adresser à des enfants et de les faire rire (il insiste sur ce mot). Si les lecteurs s’amusent comme j’ai pu moi-même rire, parfois aux éclats, en découvrant le scénario, ce serait extraordinaire !
Et ce rire est souvent provoqué par ton dessin particulièrement expressif. Très souvent, on entend dire que le dessin réaliste serait plus “facile” que le dessin d’humour. Tu es passé de Blacksad, avec un dessin réaliste et une mise en couleur à l’aquarelle, à un dessin d’humour plus dépouillé : le passage a-t-il été délicat ?
C’est plus compliqué que ça car je n’ai pas découvert le dessin d’humour avec Sorcelleries, l’expérience accumulée dans l’animation m’avait par exemple donné des bases. Et puis la technique et la méthode sont différentes entre Blacksad et Sorcelleries. Je ne rentrerai donc pas dans le jeu de la comparaison, en revanche, je sais que j’ai dû lutter contre la tentation, presque l’instinct, de faire du dessin trop élaboré. Il fallait simplifier, aller à quelque chose de plus direct, y compris dans le découpage et la mise en scène. L’un de mes paris était aussi de provoquer l’amusement voire le rire par le dessin, ce qui est très compliqué. Un superviseur d’un studio d’animation m’avait dit un jour : “Tu possèdes un dessin assez drôle pour un dessinateur réaliste.” Cela m’avait fait réfléchir. Je suis admiratif devant le travail de certains, comme Uderzo, qui arrivent à provoquer le rire sur la base d’un dessin, dans la situation donnée par le scénario, cela va de soi !
Dans la scène finale de la fête, tu t’es amusé à croquer des tas de personnages totalement irrésistibles.
Il faut dire qu’il y a des tas de clins d’œil avec des personnages extravagants, parfois réels d’ailleurs, donc c’était un peu “facile”. J’ai souvent eu des discussions avec des illustrateurs, notamment dans l’animation, à propos des particularités, des détails au niveau du graphisme et de l’animation qui font le charme, “l’appeal” d’un personnage. Comment se fait-il que les personnages de Dingo, Donald, Kermit la grenouille ou la Panthère rose soient aussi drôles ? C’est très subtil et fascinant à analyser, comme les yeux, la silhouette, etc. J’ai par exemple un gros faible pour le personnage de Cookie Monster. Je trouve incroyable comment, d’une marionnette si simple, on arrive à tirer tant de personnalité rien que par le timing de son jeu d’acteur et son déroutant jeu de pupilles ! Je l’ai d’ailleurs intégré discrètement dans Sorcelleries…
On sent ce plaisir que tu as eu à dessiner Sorcelleries…
Bien sûr, parce que cela s’est fait de façon légère dans le bon sens du terme, j’ai eu un vrai plaisir à dessiner plus “simplement” et puis je me suis attaché aux personnages, il y avait un côté tout à fait jubilatoire à les dessiner !
Aurais-tu réalisé cet album avec une âme d’enfant ?…
Durant ma jeunesse, j’ai eu cette chance de pouvoir lire des tas de bandes dessinées. Maintenant que je suis devenu auteur, j’essaie de garder cet état esprit d’enfant, cet appétit de lecture et de création.
Tu es vraiment exigeant avec toi-même, on sent que tu as du mal à te satisfaire de ton travail.
Comme le rappelait Pascal Rabaté, quand on revient sur ses planches, on ne voit plus que les défauts ! C’est l’équilibre délicat entre le plaisir de dessiner et la conscience de ne pas toujours être à la hauteur de son envie… Mais à un moment donné, il faut être indulgent avec soi-même !
Avec Sorcelleries, tu as changé de technique de mise en couleur, passant de l’aquarelle à l’ordinateur. Et tu es venu pendant deux mois tous les jours – parfois le week-end ! – réaliser tes couleurs sur ordinateur au studio Dargaud. Comment as-tu vécu cette expérience ?
Au niveau de la technique, je possédais des rudiments sur la mise en couleur à l’ordinateur – cela ne m’a pas empêché “d’embêter” les graphistes du studio, qui m’ont parfois bien aidé ! – et je me suis remis dedans parce que cette technique était plus appropriée au projet. Le fait de venir chez Dargaud de cette manière m’a un peu rappelé l’époque où je travaillais en studio. Il y avait un vrai plaisir à l’idée d’y venir chaque jour, de déjeuner avec les maquettistes, bref, d’avoir un échange, même si j’essayais de ne pas les déranger… Encore merci à eux : vous avez été adorables !
Les auteurs étaient parfois surpris de te voir travailler au studio Dargaud…
Oui, c’était assez amusant, à plusieurs reprises on me présentait comme le nouveau stagiaire, c’était le running gag ! (Rire.)
Ressens-tu un peu d’appréhension avant la sortie de Sorcelleries ?
Alors là oui, indéniablement. J’essaie de ne pas trop y penser mais bien sûr, je me demande comment les lecteurs vont accueillir l’album, je mentirais en disant l’inverse. Depuis le départ, on savait que l’on prenait un risque, surtout que Blacksad a la chance de connaître un vrai succès et là, on repart à zéro. J’ai conscience que le nom des auteurs sur une couverture ne veut pas dire grand-chose à part quelques rares exceptions, d’ailleurs les univers de Sorcelleries et de Blacksad n’ont rien à voir, on ne trompera pas les lecteurs avec ça.
Sorcelleries n’aura sans doute pas le même traitement médiatique que Blacksad, il a moins un profil de “livre à prix”, ne serait-ce que parce que c’est de l’humour et que vous vous adressez à un lectorat plus jeune…
Sans doute, mais notre seul souci est de toucher les lecteurs, de les faire rire comme nous avons pu rire en le réalisant : c’est ça la plus belle des récompenses, ça vaut tous les prix.
Quid de Blacksad ?
Il reviendra, évidemment. Je vais enchaîner trois albums de Sorcelleries (il y en aura deux en 2008, NdlR) avant de revenir avec beaucoup d’envie à Blacksad. J’ai conscience que les lecteurs devront attendre : un peu de patience...
François Le Bescond
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